LE TRAVAILLEUR CATALAN

LE HARENG REPUBLICAIN

© Nicolas Movala.

Après le PMU au bar des Aviateurs, qui se trouvait avenue de l’aérodrome (d’où ce nom des aviateurs) dans le quartier du Haut-Vernet, mon père et moi, tout endimanchés, rentrions pour manger le traditionnel « aroz pobre ». Version économique de la paella, l’aroz pobre (littéralement riz pauvre) était le plat habituel des dimanches ordinaires. Prenez une paella, enlevez les langoustines, le calamar, les gambas, la baudroie, gardez le riz, le poulet et le lapin et vous aurez un “aroz pobre”, ou le folklore gastronomique Ibère à la portée des fauchés. Nous n’étions pas pauvres. Pas au sens strict du terme. Nous étions modestes. La pauvreté, la vraie, celle des ventres creux et des yeux vides, mes parents l’avaient connue en Espagne pendant la guerre civile. De cette période noire de leur vie, ils avaient gardé des souvenirs douloureux transformés en sombres plaisanteries et un certain nombre d’habitudes. Ils m’en ont transmis quelques unes…

 

Une d’entre elles me fascinait. Mon oncle Pédro, carreleur de son état et Stalinien flamboyant (ahhhh le feu dans ses yeux quand il me racontait Teruel ou la bataille d’el Ebro) rentrait parfois du travail avec sous le bras un paquet odorant, papier kraft soigneusement plié en carré. Le paquet était déposé sur le linteau de la fausse cheminée, attendant son sort pour le repas du soir, sous mon regard curieux. Le soir, attablé avec les parents, j’admirais enfin l’étrange rituel de mon oncle. Dépliant le papier kraft, il en sortait un hareng saur de belle taille. Avec des gestes lents, calculés et savants, dans un silence épais, il mettait le hareng entre deux morceaux du papier qui avait servi à l’emballer puis s’approchait de la porte de la salle à manger. Alors, il l’entrebâillait et fourrait le hareng entre le cadre et la porte, près des gonds, puis refermait celle ci sur le poisson dans son portefeuille de papier, en plusieurs coups délicats mais fermes. Le hareng, pris en étau, perdait ainsi un peu de son huile, se pelait plus facilement, et se “désarêtait” en un tour de main. En quelque sorte il était transcendé par ce traitement. Ce geste, incongru, brutal et mystérieux, me plongeait inexplicablement dans un état de ravissement que je ne m’explique encore pas aujourd’hui.

Le « pan chiss pon », un étrange dessert

Plus tard, au moment du dessert, quand les fins de mois étaient plus difficiles, mon père se faisait un « pan chis pon » il avait inventé ce mot pour moi. C’etait un dessert. Il tirait cette recette de sa propre enfance, passée sous le regard implacable d’un père autoritaire, dans une minuscule maison du quartier populaire de Puente-De-Vallecas, à Madrid. Le plat était simple, roboratif, délicieusement banal. Dans une assiette creuse, mon père posait au centre une tranche de pain rassis. Puis il versait sur le pain trois cuillères à café de sucre blanc. Enfin, il saisissait la bouteille de vin rouge qui nous faisait 3 jours (rouges mais sobres mes parents) et en arrosait généreusement la tranche de pain sucrée. Il attaquait ça à la cuillère à soupe, après un temps de trempage qui le faisait saliver. C’était le « pan chis pon ». J’en adorais l’idée et la fabrication, autant que j’en détestais le goût. Le sourire satisfait sur le visage de mon père à la vue de la grimace pincée que je ne manquais pas de faire en goûtant le “pan chis pon”, me comblait de joie.

Le hareng magique…

Complices et tendres. Parfois, je questionnais mon père sur les années misère, sur la famine et la guerre civile. Alors, en riant il me disait qu’il n’y avait pas de famine grâce au hareng républicain. Et comme si je ne l’avais jamais entendue il me racontait pour la nième fois la recette du hareng madrilène, le hareng républicain. Pour cette recette il vous faudra :

  • Un hareng (peu importe la taille)
  • Un morceau de ficelle
  • Un clou
  • Une bougie
  • Une nappe en toile cirée bien claire
  • Un quignon de pain.

Prenez le clou et enfoncez-le au plafond. Attachez-y la ficelle. A la ficelle attachez le hareng. Laissez-le suspendre à 30 centimètres au-dessus d’une table sur laquelle vous aurez préalablement étendu la toile cirée. Bien claire. Mettez la bougie dans un bougeoir. Allumez-la. Posez-la sur la table derrière le hareng. Suspendu.A présent l’ombre du hareng se projette sur la nappe claire. Divisez le quignon de pain en autant de morceaux que de convives. Chaque convive peut maintenant tremper son morceau de pain dans l’ombre du hareng et se rassasier.

Cette histoire faisait beaucoup rire mon père. Moi, elle m’a toujours laissé perplexe.

 
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